“Je vis Venise”

une promenade avec
Claudio Ronco

Je vis à Venise.
Mais quand quelqu’un me demande où je vis, je réponds “Je vis Venise”, et alors je me demande: « Je vis pour Venise? ».

C'est-à-dire: Venise ce n’est pas ma ville natale, c’est ma ville d’adoption; et donc, quelle est la raison pour laquelle je l’ai choisie?  Peut être pour la beauté que tout le monde connaît? Palazzo Ducale, San Marco, la lagune et son mystère, les perspectives des canaux et des ponts?
En effet j’aime bien tout cela, mais si je me demande à moi-même : « Où est–ce que tu poses ton regard, que tu te perds dans une contemplation amoureuse qui fait tout oublier? » Ou encore : « C’est quoi l’objet le plus représentatif de ton amour pour Venise? »

Et bien, je dois répondre, honnêtement: il me suffit d’un mur de vieilles briques rouges, qui ressortent de l’eau dense d’un canal.
Je me perds en regardant l’ensemble des briques, je suis des yeux le mouvement majestueux qu’elles font pour soutenir la façade d’un palais ancien, toutes de la même mesure et du même poids, mais chacune différente de l’autre par la consomption du sel marin et de l’humidité dont elles sont chargées.

Non, je ne suis pas obsédé: je suis conscient de contempler une métaphore à laquelle je ne puis échapper, car elle me parle de la résistance du témoignage du passé, dans un monde qui menace de réduire l’histoire à un assemblage d’informations, finalisé à nous imposer une image du passé comme un parcours qui n’a qu’un seul but: celui de produire le présent.

Je contemple donc le sel marin qui monte dans les invisibles passages à l’intérieur de cette argile cuite au feu de la civilisation, et qui éloigne des briques tous ce qui tend à les couvrir, les cacher et les protéger – le plâtre ne résiste qu’un an ou deux sur la base des murs vénitiens.

Inévitablement, je me rends compte que je suis en train d’observer la peau d’un beau visage marqué par les années, par la corruption du temps, comme quand je ne pouvais cesser de regarder les rides profondes sur le vieux visage de ma grand’mère, et la tendresse de ses mains qui me caressaient c’était inquiétant: je pouvais bien voir là toutes les transparences de sa peau devenue fine, qui montrait les veines et les os, en même temps que mes mains me montraient l’éphémère beauté de la surface: ma jeunesse, qui me paraissait éternelle…

Mais je me rendais compte que je l’aimais, cette vieille dame, et que j’aimais aussi cette décadence de son corps, comme un signe de la sagesse que j’étais trop jeune pour comprendre, mais que je savais bien être précieux.

Est–ce que j’étais en train d’aimer rien d’autre qu’une décadence?
Je ne crois pas: j’ai retrouvé cette peau fragile beaucoup de fois, sans y reconnaitre aucun signe de caducité: sur les tableaux dans les musées, sur le bois et les vernis de mes violoncelles anciens, et toujours j’étais pris par cette sensation de tendresse et d’amour ému.

Maintenant je le sais bien: c’est à cause de rides sur le visage de ma grand’mère que je suis entré dans un conservatoire de musique, pour apprendre à conserver non pas seulement des objets de l’art, mais pour agir avec respect et amour pour ce qui vient du passé.

Et donc tout ça a un signifié: je vis pour la mémoire?
Oui, naturellement, mais surtout je vis la mémoire, qui contient tout l’ensemble du passé, du présent et, évidemment, de plusieurs et divers futurs possibles…
 
Est–ce là, donc, la vérité de l’art? Ou faut–il croire, dans notre époque historique saturée d’œuvres, que l’art peut être seulement celui qui se produit dans le présent et pour le présent?
N’est–il pas plus juste de croire à un art qui fait sortir la potentialité d’un futur libéré du destin d’une humanité devenue sourde à la voix subtile du passé?

Alors, peut être que je vis Venise, parce que Venise représente beaucoup de choses, mais surtout la résistance du passé dans le présent, sa faiblesse, son péril d’être oublié ou converti en informations stériles sur les différents moyens de vivre et de donner un sens à la vie.

L’histoire, dans sa totalité, est irrécupérable: les choses changent de signification et de valeur, aussi bien que d’aspect et de fonction. Mais il y a des valeurs universelles, absolues, qui sont cachées juste derrière les choses, juste avant qu’on ne donne aux choses une fonction et un ordre humain. Donc je vis Venise aussi parce-que Venise est le symbole de l’art qui continue à vivre malgré les transformations du monde à travers les époques de l’homme.

 

 

Vingt cinq années sont passées depuis le jour où j’ai choisi de vivre ici: un quart de siècle.

Un jour j’étais en train de me promener, et je me retrouvais à l’entrée de l’ancien Ghetto juif; un pont en bois menait vers une sorte de caverne dans la façade d’un palais très haut, plus proche de la muraille de défense que d’un édifice d’habitation. Après le pont, cette muraille était traversée par un tunnel, vers une place assez large et lumineuse où beaucoup d’enfants s’amusaient à l’ombre des grands arbres, les mères assises sur des bancs tout autour ; le bruit des enfants, des femmes en conversation, des oiseaux : tout était joli et plaisant.

Pourtant je me suis arrêté juste avant d’y entrer, dans le tunnel obscur où, autrefois, il y avait deux grilles contrôlées par les soldats de la République vénitienne, à cause d’une loi qui voulait séparer deux mondes: la communauté chrétienne de la juive, jugée coupable par la société de l’époque… mais surtout c’était une loi qui imposé l’idée de séparer la modernité des chrétiens qui avaient eu la révélation finale de Dieu à travers le Christ, de l’antiquité des juifs, qui attendaient encore l’arrivée du Messie…

J’étais bloqué dans ce tunnel comme entre ces deux mondes, l’ancien et le moderne, et il était clair que je ne pouvais pas en sortir sans en prendre conscience; c’était alors un vertige, un moment de faiblesse de tout mon corps, et j’avais besoin de m’appuyer au mur pour ne pas tomber …un vieux mur de briques, depuis longtemps abandonné à son destin de consomption, et entre les briques cassées et non plus collées les unes aux autres par le ciment désormais devenu poussière et sable, il y avait de grands trous remplis de ce sable tombé… ma main était plongée dans un sable fin, et dans les suggestions de ce contact je commençais à rêver d’une vaste plage, d’un vol sur la surface de la mer qui m’amenait loin, très loin, vers une autre mer de sable, où l’horizon ne révélait rien d’autre que le désert infini… Dans le désert, dans cet immense silence, lointaines et faibles, j’étais convaincu d’entendre encore une fois les voix des prophètes, les chants et les prières des peuples qui avaient cherché ce lieu pour s’approcher de la voix de Dieu: voix qui parle dans le silence, voix paradoxale qui parle en silence…

Pendant ces dernières années ce mur a été restauré: de nouvelles briques ont rempli les trous et remplacé les vieilles, et il n’y a plus de sable sur ce mur. Sans la restauration, bien sur, aujourd’hui tout l’édifice aurait bien pu disparaître …
Devant ce mur renouvelé je retourne parfois, je pose la main là où il y avait le sable et je retrouve mon rêve, comme une prière. Cela me suffit, et je rentre à la maison pour étudier, sur mon violoncelle ancien, à la recherche de la voix oubliée.
Parce-que j’ai choisi de vivre avec Venise, et donc d’écouter sa voix.

 

Claudio Ronco

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images:

"Briques de Venise"
Photos de Umberto Sartori, Venezia
www.ourvenice.org

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musique:
Antonio Vivaldi, "Il Cardellino", Concert pour flautino et cordes;
transcription pour flute à bec et accordeon;
David Bellugi, flute à bec, Ivano Battiston, accordeon.

www.davidbellugi.com

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