“Madame Europa”

une histoire venitienne
racontée par
Claudio Ronco

harem

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Cette histoire commence et se déroule dans un labyrinthe; un labyrinthe duquel on peut sortir seulement en suivant un fil: celui d’Ariane.

Quatre colonnes de pierre blanche, la pierre d’Istrie qu’on utilise partout ici à Venise, elles semblent soutenir les cinq fenêtres de la Synagogue italienne, une des cinq Synagogues du Ghetto vénitien. Pendant la première moitié du XVII siècle, en ce lieu on montait une tribune en bois, où des acteurs, des chanteurs et des musiciens faisaient le théâtre. Ils étaient tous juifs, réunis sous un nom assez désenchanté : « Accademia degli Impediti », l’Académie des empêchés, parce que les grilles du ghetto et la loi contre les hébreux ne leur permettaient pas de s’élever au rang des artistes qui cherchaient la perfection.
En cette période, sur cette tribune jouait un extraordinaire musicien juif qui venait de Mantoue : Schlomo me Adumin, en italien Salomone de’Rossi, d’une ancienne famille qui avait été déportée en Italie par l’Empereur Titus après la destruction du Temple de Jérusalem.

Salomone était violoniste et compositeur, et il avait une sœur dont on ne connaît pas le vrai nom, mais elle était bien connue comme Madame Europa, une des cantatrices les plus appréciées de la cour de Mantoue. Leur carrière commençait là, dans la communauté juive protégée par le Duc Francesco Gonzaga. A l’occasion du mariage du Duc avec Marguerite de Savoie, au printemps 1608, tous les meilleurs artistes de l’époque furent appelés ; Claudio Monteverdi arriva à cette époque, pour composer et mettre en scène l’Opéra « Arianna » et le célèbre Ballet dit « Ballo delle Ingrate » ; mais deux jours avant le Bal, le 2 juin, dans la comédie « L’Idropica » de Guarini, les intermèdes musicaux furent écrits par tous les compositeurs de la cour, et c’est là que Salomone et Claudio, un juif et un chrétien, travaillèrent ensemble.

Salomon jouait du violon avec une étonnante habileté, si bien que son talent de compositeur était très apprécié, et sa sœur chantait avec une voix qui paraissait un miracle. On lui avait donné le surnom de « Madame Europe », rôle qu’elle avait chanté dans le « Rapt d’Europe », un des intermèdes de L’Idropica.
Monteverdi, avec sa musique, son orchestre et ses chanteurs, grâce au succès à la cour des Gonzague était devenu célèbre dans toute l’Europe. Salomone et sa sœur le suivaient parfois, et ainsi Madame Europa faisait le tour de l’Europe, où elle distillait les plus subtiles harmonies avec sa voix de cristal, d’argent pur, de matière sublime, de diamantine perfection. Monteverdi écrivit pour cet instrument divin, qui ne pouvait avoir d’autre nom que celui d’Esther, la jeune fille juive de l’exil qui était devenue reine et avait sauvé son peuple du génocide.
Est-ce que c’était donc Ester de’Rossi le vrai nom de Madame Europa ? Etait–ce finalement la voix d’Esther, la reine juive, que Monteverdi avait choisie pour le chant d’Arianna ?

C’est bien possible, puisque le maître avait destiné à ce rôle l'élève bien-aimée qui vivait dans sa maison, la jeune chanteuse Caterina Martinelli, mais elle était morte juste quelques jours avant la première exécution. Pour ce premier spectacle une actrice prit sa place, et on croit qu’elle avait récité, et non pas chanté le texte, comme marque de respect pour Caterina, aimée par Monteverdi au point de dédier à sa mémoire, plusieurs années plus tard, un madrigal de profonde nostalgie : « Lacrime d’amante sul sepolcro dell’amata », larmes de l’amant sur le sépulcre de l’aimée, dans le sixième livre de madrigaux.

Mais après cette première représentation de L’Arianna, l’unique manuscrit de l’opéra a été perdu et on ne l’a jamais retrouvé. D’un si grand succès de Monteverdi seulement un fragment a survécu, publié deux fois par l’auteur : le Lamento, la plainte d’Ariane sur l’ile de Naxos; un long, émouvant Récitatif où l’héroïne, abandonnée sur l’île par son amant Thésée, trahie par l’homme qui grâce à elle a pu sortir d’un labyrinthe mortel, demande qu’on la laisse mourir, car personne sur la terre ne pourra jamais consoler une si grande douleur :

« Lasciatemi morire.
E chi volete voi, che mi conforte,
in così dura sorte? In così gran martire? »


Ainsi pleurait Arianna, mais ainsi pleurait aussi la reine Esther, le jour où elle découvrit que tout son peuple était condamné à mort par le cruel ministre du roi… Et comme Esther, pleurait aussi Marie, la femme juive qui voyait son fils mourir sur la croix, mère pitoyable d’un roi sans royaume sur la terre. Trois femmes devenues étoiles, pour éclairer les nuits les plus obscures. L’Ariane que Monteverdi voulait faire monter au ciel sur le char de Bacchus était morte, et personne mieux qu’Esther la juive ne pouvait chanter la douleur de l’abandon et offrir à la plainte de cette femme la lumière de l’espoir, de la foi en un Dieu caché.

J’aime croire que Ester de’ Rossi donnait sa voix à la peine d’Arianna, et le public pleurait des larmes chaudes d’émotion et de douleur; à coté d’elle, son frère Salomone en étudiait la substance, pour en instiller l’essence dans son violon, errant entre diverses langues et pensées, entre le secret intime de son identité juive et le geste théâtral avec lequel il capturait la scène par sa virtuosité au violon. Salomone, durant ces années, composait en polyphonies savantes les Shir ha Schlomo, les chants du Roi Salomon, et offrait au violon une poétique nouvelle. Esther, sa sœur, adoucissait les oreilles de Dieu, afin de lui faire entendre les peines des hommes, pour lui restituer le don de la beauté de sa voix et de son chant.

Enfin Monteverdi est arrivé à Venise, où il fut chargé de diriger la musique de la Chapelle de Saint Marc. Salomone et Esther se retrouvaient alors entre les murs du ghetto vénitien : les fenêtres, les yeux des maisons,  étaient interdites sur l’extérieur, et toutes étaient dirigées vers le centre de la cour centrale, comme dans un énorme entonnoir qui rassemblait les eaux de la pluie et les larmes de l’isolement, pour dissoudre vers le bas tout être, toute âme et toute pensée qu’y était emprisonnés. Dans ce lieu, seules les prières et les flammes des bougies dans les synagogues montaient vers le ciel !
On les voit bien encore aujourd’hui : les synagogues –la maison de l’assemblée, la Beth ha knesset où était conservée l’armoire du Saint remplie des rouleaux sacrés et vivants de la Loi divine, écran du Nom ineffable– poussées vers l’extérieur des murs dans des surplombs aveugles, tels que des petites chambres suspendues sur le vide. Dans ces maisons sacrées le peuple en exile cantillait les Hymnes et les Psaumes, les bénédictions et les prières, et Salomone et Ester de’Rossi, ici n’étaient qu’un homme et une femme du peuple élu.

Un jour de 1629 arriva l’horreur. La peste tuait partout, sans espoir. L’intelligence était confrontée à l’inachèvement des connaissances et au désespoir de l’âme. Chacun priait dans sa langue, chacun demandait pitié à un Dieu. Dans ces jours de terreur, Monteverdi dirigeait ses musiciens dans les échos majestueux de la grande église ducale. Le jour dédié à Marie, mère pieuse du Dieu des chrétiens, il élevait sa prière à Miriam, la femme juive, épouse fidele de l’homme et de Dieu, giron enflammé de lumière en expansion. Et alors qui  d’autre, sinon Esther, était là à lui consacrer sa voix ? Et qui, sinon Salomon, était dans ce lieu à reconstruire avec les résonances des instruments à cordes l’édifice harmonique du temple?

C’était le repos de Shabbat, parce que le jour de Marie est un samedi. Dans les maisons du ghetto les gens prenaient soin du feu, pour ne pas le laisser s’éteindre et contrevenir à la loi de Dieu en désespoir, dans le froid de l’erreur. Dans les synagogues les séquences rituelles se déroulaient, le cycle des lectures continuait dans l’enchantement magique de la langue sacrée qui suspendait le temps ; dans cette atmosphère de sainteté, l’âme baignait, comme aux origines, dans la lumière céleste : la voix visible de Dieu, dans le silence du désert… En ce temps suspendu, les voix captées par les mots sacrés des lectures formaient comme une boule harmonique qui s’étendait partout, une sphère lumineuse qui se soulevait au dessus des toits, au-delà des murailles obscures de ce ghetto, qui envahissait tout le monde, pour arriver à se joindre à la voix d’Esther ; cette lumière résonante contournait la voix soprane du violon de Salomon, et conduisait les hommes vers l’épouse, la fête du septième jour, le Shabbat que leur déniaient les puissants. Voix et violon de chair et de sang, ils se reposaient dans le jardin de Dieu, et la musique se répandait comme la cendre sur la tête des pénitents, dans cette immense église dédiée à Marc l’Evangéliste, parmi les milles réfractions dorées de ces coupoles byzantines, les lignes croisées de ces innombrables images, les mosaïques composés pendant les siècles par les mains patientes des artisans  éclairés.

Ils moururent en cette tragique année 1629. Il nous reste, peut-être, seulement un témoignage de tous ces faits : le Lamento d’Ariane, seul fragment échappé à la disparition de l’œuvre. Cette mélodie retrouvait encore son énergie théâtrale à travers la terreur de la mort, l’invocation de la pitié de Dieu, ayant transformé ses paroles sans rien changer de son geste musical ; elle était devenue « La plainte de Marie au pied de le la sainte croix, sur le Lamento d’Ariane » avec les mots d’une douleur devenue sacrée : « Iammoriar mi, Filli ».
Ester de’ Rossi, qui chantait le rôle de Marie, était de nouveau une femme juive, recueillant sur son cœur le sang qui était descendu une fois dans son ventre, et maintenant tombait de la croix du supplice. Ester redevenait juive et élue, pour la nécessité de représenter la douleur d’une mère de son peuple et de l’humanité entière, composé avec l’art du théâtre et la vérité de l’amour par son célèbre maître de chapelle, dans cette basilique ancienne aux lumières orientales, dans la richesse de l’or et des résonances divines…

Cela fut un Shabbat au-delà de chaque division, au-delà du temps et de l’espace. Ce Shabbat résonne encore en chaque musique de consolation, où la douleur et la douceur se mêlent dans le chant amoureux de la mère qui donne espoir aux fils de la terre.

 

Claudio Ronco

 

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immagine:

"Harem"
collage fotografico di Franz Roh (1890 - 1965), ca.1930

 

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