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Nr.0001

An Marianne Eymard

Saint-Robert1, le 30 juin 1828.

MA CHERE SOEUR,

Je vous écris ces deux mots de lettre pour vous apprendre l'état de ma santé. Elle est assez bonne, grâce à Dieu: je souhaite que la présente vous trouve de même.

Je vous dirai que j'ai été très fâché de n'avoir pu vous voir en partant. Vous auriez bien pu m'attendre un instant; mais enfin ç'a été autrement; mais j'espère de vous aller voir dans le courant de l'été. Les fièvres commencent déjà à se prendre, et ce serait mentir que de dire que je ne me languis pas; c'est encore pire que jamais. Si j'avais au moins quelqu'un pour me tenir compagnie, je ne languirais pas autant, mais je n'ai pour ainsi dire personne. Mais j'espère que le Seigneur aura pitié de moi et me tirera de cet abîme de désordre et de crime qui règne ici dans le Bicêtre.

Ah! que le Seigneur me préserve d'y finir mes jours!

Je vous prie de me faire inscrire au nombre des Congréganistes de la Sainte Vierge; et comme voici la fête de la Visitation qui approche, je serai bien aise d'être un de vos associés. Vous tirerez vous-même mon heure consacrée à la Sainte Vierge et vous m'enverrez mon image qui est dans le livre que j'avais porté à Notre [Dame] du Laus.

Si je puis aller à La Mure l'été, je vous promets de vous dire un bien joli sermon. En attendant, recevez le gage de mon estime et de mon amitié

(Ici un dessin le représentant à genoux, tenant une croix à la main, et priant Dieu.)

Voyez, je prie le Bon Dieu pour tous nos parents et je prie aussi pour la Nanette que je regarde comme ma soeur. Voyez quel air de joie je répands sur mon visage.

Priez aussi bien le Seigneur pour moi, car j'en ai besoin pour me maintenir dans la vertu au milieu de tant de canailles.

Faites bien des compliments de ma part à Mr le Curé. Je fus si fâché de ne l'avoir pu voir avant de partir que je ne dis pas même à sa soeur de lui faire mes compliments de ma part, tant ma douleur était grande!

Je ne finirais jamais, et même je ne voudrais jamais finir, si je le pouvais; mais le papier dit que je le charge trop. Pressé de toute part, je finis en vous embrassant toutes deux dans le Sacré-Coeur de Jésus et de Marie.

Julien EYMARD.

J'oubliais de vous dire que personne ne [m'a] grondé, ni Mr Dumoulins, ni le Directeur; au contraire, ils m'ont reçu avec bien de la joie: la Sainte Vierge m'a été propice.

A Mademoiselle Marianne Eymard, chez son père, à La

Mure (Isère). Très pressé.

(Le P. Eymard avait alors 17 ans.)


Nr.0002

An Marianne Eymard

Marseille, 13 Octobre 1829.

MES CHERES SOEURS,

J'ai reçu votre lettre qui m'a fait beaucoup de plaisir. Je en puis que m'avouer coupable de ce que vous m'accusez; ne pensez pas cependant que ce soit par paresse que je ne vous ai pas écrit, car c'est bien loin de là; mais passant de si beaux jours au milieu de si bons compagnons, le temps s'est écoulé sans que je m'en sois aperçu. J'ai été très content de ce que vous m'appreniez dans votre lettre que vous vous portiez très bien. Je vous dirai aussi que je jouis d'une assez bonne santé sans que jamais, depuis que je suis ici, je sois tombé malade. J'ai été grandement étonné de ce que vous n'aviez pas profité de l'occasion de Brunel. Je m'attendais à recevoir de vous quelque lettre, mais d'après ce que vous m'avez dit que vous ne l'avez pas même vu, cela m'a bien surpris... Au reste, ce n'est pas étonnant dans ces circonstances: alors on ne se sent plus et on oublie bien des choses. Vous m'avez fort étonné par votre lettre et ce n'est qu'après une seconde lecture que j'ai connu votre écriture. Je pensais au commencement que c'était la bonne Nanette: je suis très content que vous ayez continué d'apprendre; continuez, continuez: vous en viendrez à bout, je vous le promets.

Mais maintenant parlons d'autre chose, de la Congrégation. Va-t-elle bien? C'est ce que je vous prie de m'écrire; recommandez-moi surtout aux prières des pieuses congréganistes, et sans mettre les vôtres et celles de la bonne Nanette de côté, afin que je puisse persévérer jusqu'à la fin dans la vocation si sainte à laquelle Dieu m'a destiné... Gardez-vous du commerce des Pharisiens, c'est-à-dire de la compagnie des hommes: fuyez, fuyez. Je vous prie de veiller sur notre Henriette, si elle est toujours à la maison; car je vis une fois l'ouvrier de Vanard qui parlait avec elle, ce qui me fit beaucoup de la peine...

Je ne finirais jamais, si je voulais continuer d'écrire; sans cesse de nouvelles choses viennent se présenter à moi, mais enfin il est temps. Je me recommande bien à vos prières, je ne vous oublie ni ne vous oublierai jamais dans les miennes. Présentez mes respects de ma part à la Babos que j'oubliais de voir, et n'oubliez pas Baret; ce cher ami a eu la bonté de m'écrire par Brunel, et je n'ai pas encore répondu à sa lettre.

Je finis, ma soeur, en vous présentant bien mes respects ainsi qu'à la Nanette, et j'ai l'honneur d'être

Votre frère.

Julien EYMARD.

P. S. Je vous félicite du bonheur que vous aurez d'entendre nos Pères...

A Mademoiselle,

Mlle Marianne Eymard, chez Mr son père, à La Mure.


Nr.0003

A Mademoiselle Eymard en 1837.

MA BIEN CHERE SOEUR,

Je viens en Notre-Seigneur m'entretenir spirituellement avec vous; puisque notre amitié est toute en Dieu et pour le Ciel, il est bien juste de nous aider mutuellement dans le long et périlleux voyage de l'éternité. Que de fois, ma bonne soeur, j'ai remercié notre bon Maître de vous avoir consacré exclusivement à son virginal service! Comme souvent j'ai admiré les desseins de la divine Providence sur vous, dans toutes les positions de votre vie! Toutes ces contrariétés, toutes ces oppositions, toutes ces peines et ces souffrances qui ont rempli votre vie... c'est que Dieu voulant de vous un amour plus parfait vous mettait dans les belles occasions de le lui prouver. Ainsi vous souffrirez encore, et vous souffrirez toujours, car l'amour divin a toujours son trône sur le Calvaire de Jésus. Votre couronne de justice doit se composer des fleurs épineuses et ensanglantées cueillies au pied de la Croix. Si donc vous voulez aimer Jésus, il faut vous dévouer aux souffrances, il faut les aimer comme le lien et l'aliment de l'amour.

On m'a fait de votre part deux questions: la première, ce que vous devez penser de cette crainte; la seconde, comment vous devez faire oraison. Et d'abord sur la crainte de n'avoir pas agi selon Dieu, je réponds: Il vous aurait été permis de chercher une position pour l'avenir, même sans l'agrément de nos parents, parce que c'est un droit naturel; à plus forte raison vous était-il permis de préparer une société, d'entretenir une amitié aussi raisonnable et aussi chrétienne. L'opposition des parents était plutôt une peine de ne pas vous trouver à l'ouvrage qu'une condamnation de vous voir aller chez votre amie.

Si vous aviez été très heureuse et très flattée de votre choix; si tout avait fait de votre position une position de plaisir, d'honneur selon le monde, je dirais: C'est une punition, c'est la récompense en ce monde. Mais la croix me fait dire: Dieu l'a voulue, cette position, et il l'a voulue dans son amour et il la veut certainement. S'il ne l'avait pas voulue, il ne vous aurait pas donné alors cette sympathie, cet attrait persévérant, la facilité de l'union. Le démon aurait tout fait pour l'empêcher, il n'aime pas une voie de sacrifices. Ainsi, désormais, bénissez et remerciez Dieu de votre choix et de votre position: c'est la plus belle aux yeux de la foi et de l'amour.

Pour la seconde question sur l'oraison, pour bien réussir dans l'oraison, il faut la faire au réveil du corps et de l'âme, alors que tout en nous est en paix et recueilli. Il faut faire l'oraison avant tout, et il y en a qui la font même avant la prière vocale, pour mieux profiter du recueillement de l'âme.

Il faut, autant que possible, faire son oraison dans un lieu calme et silencieux, et voilà pourquoi les contemplatifs cherchent les solitudes, les antres de rochers, les lieux secrets plus solitaires de la maison, de l'église: alors on est plus près de Dieu.

Il faut tâcher d'avoir une manière favorite d'oraison et qui soit l'âme de toutes les autres. Sans doute c'est l'amour divin, mais avec la vertu de l'attrait intérieur, comme l'attrait de la dévotion à la Passion de Jésus, ou au Saint Sacrement, ou à la sainte Pauvreté, ou au recueillement de sa divine Présence; mais ici il faut alors s'exercer à l'amour de sa divine Volonté.

Pour vous, ma chère soeur, adonnez-vous à l'oraison, suivez-en l'attrait de recueillement et d'union à Notre-Seigneur par l'amour de l'abnégation propre. Allez droit à Jésus sans trop de préambules et de préparation: l'amour va droit au coeur, l'enfant va sans détour droit à sa mère. Quand on aime quelqu'un, on ne se sert plus d'interlocuteur, cela n'est que pour les étrangers.

Ayez un temps déterminé, demi-heure, une heure, suivant votre temps. Mais laissez avant l'oraison tout exercice qui vous diviserait l'attention.

Voilà, ma chère soeur, quelques règles sûres. Je vous les donne avec un coeur de frère et comme prêtre et religieux je prie Notre-Seigneur de vous donner le don d'oraison avec tout ce qui le compose.

Tout à vous en N.-S.

Votre frère.

EYMARD.


Nr.0004

An Pfarrer Dumolard

4 Octobre [1838].
 

Je viens de recevoir votre généreuse lettre, mon cher ami; tous vos sentiments sont les miens. Il n'y a que Dieu qui puisse savoir l'état de crucifiement dans lequel j'ai été depuis notre séparation. J'aurais voulu tout de suite, et mille retards! Le plus grand, l'Evêque. Oui, mon cher, je sais le mot fameux de saint Jean Chrysostome: Super calcato, Petre, perge.

Il me semble qu'une fois convaincu de ma vocation, rien ne m'arrêtera. J'ai déjà fait deux fois ce sacrifice, et jamais accompli. J'espère que la troisième fois sera éternelle, quand je saurais de mourir en chemin et que je serais heureux! quand je n'aurais que l'avantage qu'eut votre frère de mourir dans une maison religieuse!

Pour mes affaires temporelles, j'ai quelques dettes personnelles. Je voudrais les acquitter avant de partir, et je ne me propose rien moins que de vendre quelques-uns de mes livres pour emporter le reste avec moi.

Tenez la chose si secrète qu'on ne sache notre détermination qu'après notre départ!

Je travaille un peu à composer quelques instructions fondamentales, afin pourtant de n'être pas nu; mais je pense qu'il faudra dévorer le retard de l'hiver.

Monseigneur va vous opposer tout ce qu'il pourra. Mais j'espère avoir une raison péremptoire. Vous, vous avez les Missions étrangères. D'ailleurs, je sais comme vous toutes les difficultés qu'éprouvera sa nouvelle maison à créer, et moi je ne veux pas les subir. D'ailleurs, je veux sortir du diocèse, afin d'être libre et inconnu.

Gagnez l'Evêque, et tout est fait.

Ne venez pas me voir cette semaine, je pars pour Voreppe; je vais chercher l'autel que m'a fait Mr de Perus.

Tout et toujours conglutiné,

EYMARD, Curé.


Nr.0005

An Marianne Eymard

Vive Marie!

Grenoble, 19 Août 1839.

MES CHERES SOEURS,

J'ai payé les 19 francs chez Mlle Marsallat pour le char de triomphe; ainsi, vous les retiendrez pour vous. J'ai vu Monseigneur, et s'il vous a excitées à vous jeter entre les bras de la confiance en Dieu et en sa sainte Mère, je suis obligé de vous tenir le même langage. Notre-Seigneur sait le sacrifice que je fais, mais ce serait une erreur de croire que vous seriez les premières abandonnées; vous ne le serez pas, je vous l'annonce au nom de Jésus-Christ: Dieu fera plutôt un miracle pour venir à votre secours. Ainsi confiance et résignation et abandon entre les mains de Dieu: tel est le sujet de mes prières pour vous.

Monseigneur m'a engagé à partir d'ici afin de ne renouveler pas vos douleurs et de n'être pas témoin des larmes de mes paroissiens: vous savez ma sensibilité! Je vous l'ai cachée... mais si je retournais à Monteynard, ou j'y tomberais malade, ou je m'exposerais à perdre ma vocation. Que la sainte Volonté soit faite! et si je vais à la mort, nous aurons le même mérite vous et moi: il fallait que vous partageassiez mon sacrifice comme Marie partagea celui de Jésus-Christ. Dieu en soit glorifié! Maintenant cessez vos larmes: vous me perdez un instant pour me retrouver plus conforme à Jésus-Christ; et vous, vous serez plus conformes à Notre-Dame des Sept Douleurs. Puis j'espère que Notre-Seigneur aura pour agréable le petit sacrifice que je fais de tout mon être. Je ne vaux pas grand-chose, mais quand je vaudrais moins, je m'offrirais encore tout à Dieu.

Je suis heureux de parvenir à la fin de mes voeux; il vous en coûte beaucoup, regardez le ciel: nous y serons un jour pour toujours tous les trois.

Je vous laisse entre les bras de Marie.

Votre frère.

J. EYMARD.
 
 

P.-S. Vous laisserez mes effets chez le Curé mon successeur. Je les ferai prendre dans trois ou quatre semaines: vous ne me condamnerez pas. J'avais envoyé avant mon départ un petit paquet. Tout ce qui me manque, je l'ai avec moi.

Je vous conseille d'aller passer toutes les deux une huitaine à Saint-Marcellin, chez Mr Brun, qui vous recevra comme deux soeurs.

Je vous écrirai sous peu, je pense que mes lettres ne renouvelleront pas vos douleurs.



Nr.0006

An Pfarrer Baret

Lyon, 21 Août 1839.

Mon cher ami,

Enfin je suis arrivé, heureux, content et assez bien. J'ai été reçu comme tu le seras, comme un tendre frère; on t'attendait et on a été triste de ne pas te voir. "Mais bientôt vous le verrez!". Alors ils se sont consolés dans cette espérance. Hâte-toi, mon cher, ici on est au Paradis sous tous les rapports. Pour y arriver, il faut beaucoup souffrir; mais, une fois entré, on est si heureux! J'ai parlé de toi à Mr Chatrousse et à Monseigneur. Bientôt tu auras ton remplaçant. Tiens-toi prêt: dès que Mr Jardin sera libre, tu le seras. Hélas! qu'on est malheureux quand on est séparé de ce que l'on désire! Mais ne t'inquiète pas. Ces Messieurs voulaient que je t'écrivisse pour te dire de venir avant le 28; mais nous ferons ce sacrifice. J'écris à Sayetat de venir. Tâche de le voir au plus tôt, quand il faudrait y aller exprès. Ces Messieurs en ont un extrême besoin; un de leurs frères part, et c'est une Providence si Sayetat vient.

Tu tâcheras de vendre des livres pour payer Mr Format et pour payer 4 francs 80 que je dois à Mr Gallet, entrepreneur des chemins. Vends, si tu le peux, mon Répertoire sur l'Ecriture; il m'a coûté 28 francs; donne-le pour 20 à 22 francs; vends aussi Bourdaloue à l'abbé Guignier, au moins 20 sous le volume. Vends encore le Thesaurus Patrum une vingtaine de francs; mais ne vends aucun de mes in-folio.

Conserve bien tes livres de prix, surtout Bossuet; apporte ton Rendant ou le mien.

Si tu pouvais aussi faire de l'argent pour le port de mes effets, ce serait bien; mais je pense que maintenant que Mr Dumolard ne tardera pas à gagner quelqu'un. Mr Format, etc.., vir esto fortis. Ta fin le mérite et l'exige

Ton ami.

EYMARD.

Monsieur,

Monsieur Baret, curé de La Motte

d'Aveillans, par La Mure(Isère).


Nr.0007

An Pfarrer Baret

Lyon, 6 Septembre 1839.

Mon bien cher ami,

De retour de notre retraite, je t'écris deux mots pour en avoir quatre de toi. Que tu aurais été heureux d'assister à cette retraite toute paternelle et toute touchante! Quarante Maristes étaient là . Ah ! mon cher, quelle différence de ces retraites des nôtres! Si tu savais comme on s'aime dans cette Société de Marie! J'ai entendu des choses admirables, je t'en ferai part de vive voix; d'ailleurs, je ne puis les écrire, elles sont dignes du Ciel. Je suis toujours bien content; on attend plusieurs novices ces temps-ci, et des novices, mon cher, qui nous feront honte. J'en ai vu quatre: un Supérieur du Séminaire, un notaire et deux maîtres de pension à Lyon. On parle même d'autres. C'est ravissant de voir comme on se raconte les épreuves par où chacun a passé . Nous ne sommes pas les seuls à qui il en a coûté pour venir ici; il faut un peu acheter cette grâce.

Mr le Supérieur Général vient à Lyon pour s'y fixer. Quel bonheur pour nous de l'avoir ici!

Ecris-moi un peu, je désire savoir ce que tu fais et où en sont mes affaires. Dis-moi quelque chose de l'abbé Dumolard, communique-lui ma lettre.

Je ne sais où est ma soeur. Depuis mon arrivée je n'ai reçu aucune lettre. Ce n'est pas que le temps me dure, non; mais je serais aise de le savoir, afin de la consoler.

Si tu avais l'occasion de voir un enfant du Majeuil, nommé Séverin Ravet, tâche de le faire venir chez toi. Tu lui dirais que je lui ai trouvé une place pour être frère Mariste. A ma prière on veut bien le recevoir; on fait même de grands sacrifices, car au lieu de 600 francs, on ne lui demande que 25 francs, qui serviront pour l'achat du papier et des livres. Je sais que cette modique somme va bien les gêner; demande-lui s'il peut les avoir, sinon je combinerai cela; mais il ne pourra entrer qu'à la Toussaint.

Ecris-moi, je languis de tes nouvelles .

Tout à toi.

J. EYMARD .

Monsieur,

Monsieur Baret , curé de la Motte d'Aveillans,

par la Mure (Isère).


Nr.0008

An Marianne Eymard

Lyon, 6 Septembre 1839.

MES CHERES SOEURS,

De retour de notre retraite à Belley, je vous écris pour vous dire que vous avez encore un frère sur la terre, qui assurément ne sera pas assez ingrat pour vous oublier; au contraire, son amour pour vous sera plus fort, parce qu'il tirera sa force de celui de Dieu. Je suis au comble de mes désirs, et je ne puis assez remercier la Sainte Vierge de m'avoir appelé dans une société qui porte son nom et imite ses vertus. Pour en venir jusque-là, j'ai ressenti assurément toutes vos peines. Mon sacrifice me paraissait peu de chose en proportion du vôtre; mais cependant Jésus-Christ m'appelait: pouvais-je lui désobéir? il m'appelait pour mon plus grand bien: pouvais-je mépriser sa grâce? Ainsi je vous conjure d'aimer Notre-Seigneur et de ne pas le contrister par des larmes inutiles et de vous armer de force pour vous mettre au-dessus de la nature. Et, comme je vous l'ai dit si souvent, mettez toute votre confiance en Dieu, et Dieu vous servira de Père.

Pour en venir à moi, je me porte bien et j'espère que ma santé ira toujours en se fortifiant: quand l'âme est contente, souvent le corps s'en ressent.

Maintenant c'est pour mes effets; je me suis demandé quelquefois: Mais si l'on ne m'envoyait rien, que faire? Ce que font les pauvres. Assurément ma confiance en Dieu est trop grande pour me désespérer, et si l'on ne m'envoyait rien, je crois que je m'en réjouirais même devant Dieu, au lieu de m'en attrister.

Mais tout cela est inutile. Tâchez de m'envoyer mon linge et le peu de vêtements qui me restent, excepté mes deux mauvaises soutanes; vous en ferez ce que vous voudrez.

J'avais mis quelques livres de piété dans mon bureau pour vous: vous pouvez les garder, et même s'il y en a qui vous fassent plaisir, vous pouvez les prendre, mais seulement pour vous et non pour les donner.

J'avais mis quelques vieux livres dans le coffre où il y avait des fleurs: laissez-les, ou si l'abbé Bard les veut, donnez-les-lui avec deux gros volumes intitulés: Dictionnaire du droit canon.

N'oubliez pas mes deux livres de chant avec mon bonnet carré neuf.

Gardez les bas de soie fins que vous vouliez me donner: c'est trop beau et trop mince.

Il faudrait aussi m'envoyer quelques serviettes et quelques draps, non pas de ceux qui sont si grands, mais un peu des uns et des autres, cinq à six paires. Je voudrais aussi au moins une couverture.

Je vous conseille de vendre tout ce qui vous est inutile: meublez-vous bien et défaites-vous du reste.

Si vous avez quelques besoins, je vous enverrai mon petit mandat de 100 francs, qui viendra, je pense, au mois d'octobre.

Vous adresserez mes effets à Mr Le Borgne, au Roulage, rue Saint-Louis, à Grenoble, et vous mettrez mon adresse sur chaque paquet. Or, voici mon adresse: A Mr E..., mariste, Montée Saint-Barthélemy, N 4, à Lyon.

Puis, écrivez-moi au plus tôt pour me donner de vos nouvelles.

Tout à vous en N.S.

Votre frère.

J. EYMARD, p.

P.S. Ne m'envoyez ni tableaux, ni canne, ni tapis, mais envoyez-moi ma seringue.

Mademoiselle,

Mademoiselle Marianne Julien Eymard, rue du Breuil,

à La Mure (Isère).


Nr.0009

An Marianne Eymard

V. M.

Lyon, 16 Octobre 1839.
 
 

MES CHERES SOEURS,

J'ai reçu votre lettre. J'avais été bien en peine pour votre voyage à Saint-Marcellin, mais une lettre que j'ai reçue de Mlle Mélanie me rassura en m'apprenant que vous étiez parties de Chatte assez bien.

On m'a dit qu'on vous avait bien reçues, j'en ai remercié Dieu; on m'a annoncé aussi que vous aviez été à Notre-Dame de l'Osier. Eh bien! j'espère que la Sainte Vierge, à qui je vous ai remises, vous obtiendra de grandes grâces, surtout celle de ne vouloir que ce que Dieu veut, car c'est là toute la perfection.

Maintenant, pour vous parler de ma santé, je puis vous assurer que je n'ai jamais été malade; au contraire, j'ai un bon appétit. Pour le climat de Lyon, maintenant je suis habitué; d'ailleurs, il est bien plus chaud que celui de La Mure; puis cette vie un peu active que je mène m'est très salutaire. Et comme on le dit si souvent, il n'y a rien de tel au contentement pour être heureux, et je puis vous assurer que je suis, bien content de pouvoir me sanctifier plus parfaitement ainsi. Si vous m'aimez, laissez-moi continuer à vivre sous la voix de l'obéissance: c'est là mon état; et pour en sortir, il faut alors me préparer une bière, ou bien n'avoir plus de contentement sur la terre.

J'ai abandonné Monteynard entre les mains de Dieu; faites comme moi et ne vous faites pas de mauvais sang: le Bon Dieu ne le veut pas.

Je puis vous certifier que tous ces regrets, qui nuisent à la religion et la font abandonner, me causent de grands remords, crainte de n'avoir bâti que sur le sable mouvant. Il paraît donc qu'on m'aimait plus que le Bon Dieu: alors il était nécessaire de m'en aller.

Tenez donc pour assuré que personne ne vous aime autant que moi; le monde peut m'appeler ingrat, mais assurément le Bon Dieu en juge autrement. Je recevrai toujours de vos nouvelles avec le plus grand plaisir et je vous répondrai de même.

Votre frère.

J. EYMARD.
 
 

Veuillez m'envoyer mon manteau par la poste, parce que

j'en aurai besoin. N'oubliez pas mon gilet de peau.

Mademoiselle,

Mademoiselle Julien-Eymard, rue du Breuil,

à La Mure (Isère).


Nr.0010

An Pfarrer Dumolard

Lyon, 16 Octobre 1839.

Mon cher ami,

Il est bien temps de vous écrire! Il y a si longtemps que je le désirais, mais je n'osais, crainte que ma lettre ne fût interceptée; je savais les bruits qui circulaient et la vigilance qui vous suivait. Enfin, à la garde de Dieu.

Voici deux mois que je suis ici; c'est comme s'il y avait deux jours. J'ai été content en entrant, j'étais à ma place, la volonté de Dieu était accomplie. J'eus le bonheur, huit jours après mon entrée, de faire ma retraite avec la Communauté. Je ne puis vous dire ce que c'est que cette retraite, la fraternité qui y règne, la sainte joie qui en anime toutes les réunions, l'édification constante des anciens. Comme on s'aime dans cette Société de Marie!

Par cette retraite, j'ai eu l'avantage de faire la connaissance d'une bonne partie des Maristes; et, depuis, un Mariste est mort dans le diocèse de Belley; il est mort heureux et entouré de ses frères. A cette occasion, je me suis rappelé ce que vous m'aviez dit plusieurs fois: il faut se préparer à la mort!

Comme vous je me le dis tous les jours. Il est vrai qu'en mourant dans le sein d'une Communauté, on n'a pas l'inutile espérance d'être pleuré comme dans une paroisse; mais on a des consolations, des encouragements, des secours, qu'inutilement on chercherait dans le monde.

J'ai su les entraves qu'on a opposées à l'abbé Baret et les belles couleurs dont on a couvert son tableau: zèle véritable, rester fidèle à son poste, faire le bien là où l'on se trouve, préférer un certain à un bien incertain, puis faire agir Monseigneur. Ainsi on fait tant, que quelquefois celui qui en est l'objet se persuade que la volonté de Dieu est telle.

Quand j'ai appris tout cela, je n'ai pu m'empêcher de remercier bien sincèrement le Seigneur de m'avoir délivré de tous ces pièges, et j'ai dit: Hélas! peut-être, sur trois, je serai le seul choisi; je ne méritais pas une telle préférence.

On m'écrit des reproches, on cherche à me tirer du lieu de mon repos; mais Dieu a commencé et Marie m'obtiendra la persévérance, et, s'il le faut pour me débarrasser de toute lâcheté, la grâce apostolique de l'Océanie.

En ce moment, le noviciat s'augmente; nous aurons l'avantage d'être bien édifiés par l'exemple de plusieurs Messieurs qui ont fait de grands sacrifices pour en venir là.

Depuis notre voyage de l'an passé, on a fait bien des réparations; nous avons maintenant toute la maison, et nous avons deux chapelles, pour ne pas dire trois, dans notre maison.

J'ai été très surpris d'apprendre par des lettres que j'avais été malade: je ne le savais pas encore! Non, mon cher ami, dans une cure on n'aura jamais les avantages temporels qu'on trouve dans une Communauté.

Je pense que vous me donnerez de suite de vos nouvelles, car j'en languis beaucoup.

J'ai appris que votre vénérable oncle était mort. Quelle belle vie!

Je suis et je serai toujours

Votre ami,

J. EYMARD.

Monsieur Dumolard,

Recteur de Villard-Saint-Christophe,

par La Mure (Isère).


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