Le Piano de Kabul
une histoire musicale,
racontée par
Claudio Ronco
La chronique appartient à l’histoire, et pourtant j’ai décidé de vous raconter une histoire. C’était le début des années septante, j’avais quitté mes études musicales au conservatoire. Apres un long voyage j’étai arrivé à Kabul, en Afghanistan – à l’époque un monde ancien, presque médiéval. J’avais entendu jouer des musiciens traditionnels et j’avais envie d’acheter un instrument à corde qu’ils appellent Rebab. Il ne s’agissait pas d’un piano normal, comme on en voit partout: ce piano c’était bien curieux, décoré comme un meuble indien, plein d’arabesques fait en plastique qui imitait l’ivoire et la nacre. Et je m’aperçois que je ne suis pas seul: un homme est assis derrière moi, sur le tapis, en silence… il a de grands yeux plein de tendresse… je quitte le piano tout de suite et je m’excuse, mais il m’arrête et il me dit avec un parfait accent britannique: « Je vous en prie, monsieur, jouez encore! ». Son geste est tellement passionné: je joue de nouveau les mêmes choses, mais il n’y a plus de musique dans mes doigts ou dans ma tête… Et le jour après je suis là, et il ne m’attend pas tout seul: il y a un jeune homme avec lui – son fils, je pense: il a les mêmes yeux plein de tendresse. Je suis accueilli dans la chambre du piano, avec du thé, des gâteaux, des coussins neufs sur les fauteuils. Ils attendent de moi un peu de musique au piano, et j’y vais, je joue encore, malgré moi, une petite sonate de Mozart plus ou moins improvisé, avec la tête qui n’arrive pas à se concentrer: il me semble que cette musique ne signifie plus rien dans cet endroit, même pour moi: elle retourne sur les lieux que j’avais abandonné, mémoire d’un passé du quel j’étais en train d’échapper avec mon voyage. Mais le bonhomme est ravi: il se réjoui, m’offre encore du thé et il me demande : « Monsieur, est-ce que vous pourriez juger mon fils, qui lui aussi joue du piano ? » Là s’arrête le pouvoir des mots; je peux bien décrire mon émotion par les larmes qui sortez de mon cœur, mais le miracle de cette musique ne peut pas être transmis par le récit: c’était une musique jamais entendue, et pourtant c’était comme si elle était imprimé dans la mémoire la plus intime. Il ne s’agissait que de la même sonate de Mozart qui j’avais joué le jour avant, mais elle ne venait pas du même lieu… Imaginez donc avoir oublié le piano, la musique de Bach et de Mozart et tout le reste. Non pas pour quelques années, mais pour des siècles et des siècles, jusqu’au moment où quelqu’un retrouve un piano, une méthode pour le réparer, une autre pour apprendre à en jouer, et une partition de musique. Il n’y a personne qui se souviens de toutes ces choses, et pourtant lui recommence à reproduire cette séquence de sons, note après note, et chaque note trouve, ou rejoins un signifié, une vision, fragments d’un monde qui a existé sans rien connaitre de son passé. Oui: les notes sont bien les mêmes, on peut bien les reconnaitre et prononcer le nom du compositeur et de l’œuvre, mais elles résonnent pour la première fois dans le monde, parce qu’elles racontent pour nous des histoires jamais entendues. Et on comprend ainsi, finallement, que l’art miraculeux, que l’inspiration divine qui avait guidé la plume du compositeur, peut être ne venait pas seulement de notre univers, de l’experience des peuples et de l’histoire; on comprend que cette musique n’était pas simplement la representation d’un monde. Quelle était donc l’origine de l’art de ce miraculeux pianiste ? Le bonhomme, alors, me racontait une histoire. Un mauvais jour, une révolte des rebelles indiens avait occupé tout le centre de la ville, et le colonel été bloqué avec ses soldat très loin de sa maison. Au retour l’horreur: toute sa famille était massacrée, même les serviteurs. Sauf le jeune afghan: il avait échappé à la mort parce qu’il s’était cachée dans une petite armoire dans la salle du piano, où il avait l’habitude de s’installer pour rester des heures entières à écouter la musique, avec la secrète complicité de sa patronne. Le colonel n’avait pas supporté cette douleur, et il était tombé dans un état de folie qui lui avait fait passer plusieurs années dans un hôpital psychiatrique, où le seul ami resté à son coté c’était son jeune serviteur afghan, que personne ne pouvait éloigner de son maitre. Un jour, le colonel retrouva la santé; conscient du dévouement de son jeune ami, il lui demanda de le suivre dans une nouvelle vie. Un jour, en suivant les indications du colonel et sous ses ordres, des ouvriers indiens ont fabriqué un piano vertical, et ils l’ont décoré dans le gout local. Le jeune homme est bouleversé… c’est une surprise magnifique mais… tellement d’années de travail dur et fatiguant, ses mains ne sont plus capables de retrouver quelques agilité, de bouger selon la commande de l’esprit… il n’est même pas capable de tenir une plume entre ses doits, même si son maitre lui a appris l’écriture. Et donc le colonel prend une décision bizarre: « Tu vas apprendre le piano sans le jouer: tu auras mes doigts, ou les doits de quelqu’un d’autre, qui jouera la musique pour toi! » Après sa mort, son fils, mon bonhomme afghan, hérite de tout et il vend tout, sauf le piano. A son retour chez lui, Kabul n’a pas beaucoup changé: il achète une maison, ouvre un petit atelier pour fabriquer des instruments de musique traditionnelle, parce-que c’était le travail de son père. Il trouve une épouse, et des années de sérénité passent, mais sans avoir des enfants. C’est alors la décision d’adopter: un petit orphelin indien vient vivre dans la maison de Kabul. Et c’est à lui qui la leçon de musique du colonel est destinée: année après année, la mémoire du vieux serviteur retrouve note après note toute la musique qu’il avait aimé dans la grande maison de New Delhi. Et son fils devient pianiste, dans un lieu ou il n’y avait pas un conservatoire, et même pas une radio… « Un seul regret –il me disait– : de ne jamais avoir rencontré quelqu’un qui pouvait juger ma mémoire… Monsieur, vous êtes le premier homme qui peut me dire la vérité: est-ce-que c’était juste cette sonate de Mozart ? » Ils m’ont donné la plus belle leçon sur la conservation de l’œuvre d’art. Claudio Ronco |
écoutez-la
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images:
Claudio Bravo,
Femme islamique,
Portrait d'homme avec turbant, 1972,
Coll. Blake & Purnell. New York
musique:
Claudio Ronco, "Danse de la lune", 2006,
pour Hautbois, deux clarinettes, basson et percussions.
©claudioronco2006