Un exemple classique de famine due à des problèmes phytosanitaires et à un manque de diversification est celui de famine irlandaise de 1845 à 1848, dont la description ci-dessous est reprise largement de Smith (1992) et du remarquable travail de Bourke et Lamb (1993).
La population de l'Irlande s'accrut constamment pendant la première moitié du 19ème siècle. La population des campagnes menait une vie de petits fermiers cultivant essentiellement des pommes de terre sur des superficies de l'ordre d'un acre. Les familles élevaient habituellement une vache, dont le lait constituait, avec les pommes de terres, l'aliment de base. Tout excédent de production (blé, ou bétail) servait essentiellement à payer les fermages.
Cette situation s'avéra assez stable jusqu' en 1844, année ou le mildiou de la pomme de terre commença à s'étendre en Amérique du nord. On pense que les spores ont traversé l'Atlantique en 1845 à bord d'un des nombreux navires marchands qui faisaient la navette entre l'Europe et les Etats Unis. Des foyers d'infection sporadiques furent observés çà et là, qui se multiplièrent à la faveur de la pluviométrie élevée du mois d'août 1845. Une fraction importante de la récolte fut détruite (40 à 70%), réduisant sensiblement l'apport alimentaire de la population (voir note 1).
1846 fut pire, toute la récolte fut virtuellement perdue. La maladie fut transmise surtout par les pommes de terres atteintes laissées à pourrir dans les champs au lieu d'avoir été détruites (par exemple, brûlées). Dans l'ensemble, 1845 fut une année assez morne du point de vue climatique, nuageuse et froide, mais pas exceptionnelle.
Le temps de 1846, par contre, fut exceptionnel: après un hiver très doux et un printemps très humide, les températures ont atteint, à partir de la seconde moitié de mai, des records de température dans une grande partie de l'Europe, des vents forts en automne et un hiver froid et très enneigé. Chacune à son tour, ces étapes ont contribué à la famine de 1846-7 (voir note 2).
1846 Bruxelles n'a vu que 2 épisodes de temps favorable à la dispersion du mildiou, et ce en septembre. Dublin, par contre, en a connu 8: un premier épisode vers la fin de mai, suivi de 5 périodes de la fin de juillet à la fin d'août, et deux à la fin de septembre.
En année normale, la destruction des tardive des fanes, vers le 1er août, entraînerait une perte de production de l'ordre de 50%. Mais 1846 ne fut pas une année normale: les pommes de terre ont été plantées très tard à cause des pluies printanières, et la sécheresse qui suivit a fortement ralenti le développement et la croissance des tubercules, de sorte que ceux-ci étaient anormalement petits au moment où le mildiou a détruit les plantes.
Les évaluations faites à l'époque indiquent, en moyenne, des pertes de l'ordre de 90%, de sorte que la production alimentaire n'a suffi que pour 4 à 6 semaines. En Ecosse et en Ulster, où l'avoine constituait une fraction plus importante du régime alimentaire, il y eut quelque espoir de survie en attendant l'arrivée de l'aide alimentaire (maïs) en provenance d'Amérique du nord, mais pour la majorité des défavorisés, il n'y eut pas d'espoir.
Même l'accalmie relative de 1847 (due au temps ensoleillé) n'a contribué que de façon très limitée à améliorer la situation: les superficies plantées ne dépassaient pas 10% de la normale, et les épidémies (surtout la fièvre typhoïde et le choléra, qui tuèrent des milliers de personnes) s'ajoutaient désormais à la famine, de telle sorte qu'on a observé, en quelques années, une chute rapide de la population due à la mort et à l'émigration: près d'un million furent contraints d'émigrer aux Etats Unis (voir note 3), le voyage se faisant souvent dans des conditions déplorables, au point qu'on estime qu'au moins 20000 personnes périrent pendant les voyage. L' émigration s'est poursuivie pendant près d'un siècle.
Cliquez ici pour voir l'évolution comparée de la population du sud du Royaume-Uni et de l'Irlande au 19ème siècle (d'après données dans Bourke et Lamb, 1993, fig. 15)
Il est intéressant aussi d'examiner la façon dont les autorités ont géré la crise. La réponse du gouvernement de Londres (voir note 4) consista à fournir du travail aux Irlandais, à la construction de routes et de canaux, fournissant ainsi une source de revenu de rechange (voir note 5). Cette politique fut un désastre total: les salaires payés étaient très bas et, l'Europe entière ayant souffert de mauvaises récoltes cette année-là, les prix des denrées étaient tels qu'elles étaient inabordables. Tout devint bon à se mettre sous la dent, et la situation continua d'empirer. Bientôt les hospices furent débordés.
Comme "un malheur ne vient jamais seul", l'hiver 1846-47 fut exceptionnellement froid. Du fait de la présence du Gulf Stream, l'Irlande jouit normalement d'hivers doux. En 1846-47, la neige s'accumula pendant des semaines, et des milliers de personnes affaiblies par la malnutrition moururent de froid ou de fièvre. Une fois de plus, le gouvernement ne sut pas faire face à la situation. On institua des soupes populaires, mais celles-ci n'étaient pas gratuites, et la population n'avait tous simplement pas les moyens de payer.
Comme indiqué ci-dessus, en 1847 le mildiou épargna le pays, mais la population était tellement affaiblie que seule une fraction des récoltes put être semée. En 1848, la récolte fut de nouveau perdue. La première récolte à peu près normale fut celle de 1849, mais la population était désormais décimée.
Bourke, A., and H. Lamb. 1993. Potato blight in Europe 1845-6 and the accompanying wind and weather patterns. Meteorological Service, Glasnevin Hill, Dublin 9. 66 pp.
Smith, R.,1992. Catastrophes and disasters. Chambers, Edinburgh and New York. 246 pp.
Note 1 : On estime que près de 75% de la récolte de 1845 fut perdue aux pays Bas, plus (90%) en Belgique. On a enregistré au moins 10 épisodes de temps favorable au mildiou (voir ci-dessous) à Bruxelles en 1845, et ce à partir de mai. A Dublin, 1845 n'a connu que 8 épisodes, et ceci à partir de juillet.
Note 2 : Les "règles irlandaises" (Irish rules) donnent les conditions suivantes pour la transmission du mildiou: (i) au moins 12 heures pendant lesquelles l'humidité relative ne tombe pas au-dessous de 90% cependant que la température reste supérieure à 10C. C'est pendant cette période que les spores se développent à l'extérieur des feuilles infectées et qu'elles sont emportées par l'air; (ii) les feuilles mouillées pendant au moins 4 heures (qui permet aux spores à peine arrivées de germer).
Note 3 : Malgré les mesures de quarantaine aux Etats Unis, la fièvre typhoïde fut introduite à New-York où, en 1847 seulement, plus de mille personnes en moururent.
Note 4 : L'Irlande faisait à l'époque partie du Royaume Uni.
Note 5 : La même approche est souvent suivie par le Programme Alimentaire Mondial dans ses programmes de "Food for Work", de la nourriture en échange de travail.