UN PARCOURS DE L'INTERPRETATION
«Au delà du narratif ou du descriptif, la musique qui fait appel à la voix tente de révéler un mystère: celui de son origine»
Danielle Cohen Lévinas "La voix au delà du chant", Paris 1987.
Permettez-moi d'etre votre guide: écoutez le Larghetto con moto des "Novelletten" (Petites Nouvelles) de Gade - la quatrième pièce de ce disque - et laissez les deux premiers accords du piano servir d'invitation pour entrer dans les visions d'un poème improvisé:
Lorsque la nuit paraît sur les poupées endormies,
La brise légère les caresse.
Dans la clarté de la lune elles sont les fées qui rêvent d'aimer.
Et tout autour le lac palpite,
Au rythme calme de mon coeur qui s'apaise,
Vers les lignes sinueuses de leurs visages.Essayez d'imaginer que le piano est le seul à vous accompagner et à vous soutenir dans ce rêve. Dématérialisez le violon et le violoncelle: il ne reste d'eux qu'une caresse, un désir, un corps léger qui se meut, qui vibre à votre respiration. Si vous y parvenez, si vous arrivez à percevoir la vision d'un lac au clair de lune, dans lequel, comme un île, affleure le visage endormi d'une poupée, ou à vous laisser emporter par quelqu'autre parcours onirique, différent ou inexprimable, il aura valu la peine d'enregistrer ce disque, d'imaginer et d'écrire un poème pour chacune de ces compositions, de croire avec conviction que les musiciens romantiques danois devraient recevoir de la part de nous tous interprètes et auditeurs une plus grande attention.
Pensez-vous que cette musique soit similaire à celle de Schumann? Rien de plus naturel: ils proviennent de la même école, ils étaient amis. Pourtant personne ne pense qu'Andersen ressemble aux frères Grimm: ils faisaient seulement le même métier, ils vivaient dans des pays froids et ils avaient des traditions presque communes.
Cependant, en littérature ou en peinture on remarque, parfois, mieux les différences. En musique on dépend d'une matière bien plus fragile que la parole ou la couleur: on y entre dans le domaine de l'ineffable, l'inconscient y domine. Ou l'inconnu: trop souvent on préfère l'éviter en maintenant le son ou la phrase musicale dans les limites du connu, de l'habituel. C'est ainsi que Gade ressemble à Schumann et que Schumann risque de ne ressembler qu'à lui-même, sans ne contenir plus que ce que l'on sait déjà de lui.
La musique doit être une enquête ininterrompue de l'inconnu; elle doit se renouveller continuellement dans notre écoute créative, affectueuse et dévote.
Je vous prie énsuite de retourner au début du disque et de faire en sorte que les cinq notes répétées par nos instruments deviennent le battement rapide du coeur, notre émotion même dans la disposition d'écouter celui qui dès à présent racontera cinq "Petites Nouvelles". Observons son image photographique:
ne semble-t-il pas - avec son livre déposé sur ses genoux, son regard serein et sage - le narrateur qui a à peine terminé de nous lire son histoire et qui, satisfait, accueille comme une bénédiction notre regard reconnaissant? Remarquez qu'un violon et un violoncelle sont respectivement la voix d'une femme et d'un homme, et qu'unis au piano, ils font devenir "voix" même une corde percutée, ou en abandonnant leur corps en s'unissant, ou en se cachant parmi les résonances d'un accord ou d'un arpège du pianiste. Fatalement, l'écriture pour trio finit par produire un "fait" qui se passe entre deux amants, où - distribué de facon variée parmi les instruments - il y a une troisième présence, qui est "lieu", âme ou vision.
Rendez-vous ensuite au numéro six: le début du grand Trio Op.42. Le piano exécute un thème qui sonne comme une exhortation, comme s'il "demandait quelque chose" et il introduit un parcours d'une forte inquiétude, dont l'origine semble se trouver dans le mouvement des deux instruments à cordes, en une synchronie, certes, structurelle, (harmonique et contrapuntique), mais qui semble se situer sur deux plans, sur deux réalités différentes et incomunicables. Si l'on peut imaginer qu'ils soient similaires au désir tragique de celui ou de celle qui veut rejoindre son amant perdu - tel le musicien Orphée qui tenta de ramener Eurydice à la vie - la phrase finale du premier mouvement, qui sur le papier semble banale, stupide, trop pauvre, ne nous incitera pas à croire l'auteur incapable de bonnes inventions musicales (ou de grands gestes rhétoriques), mais elle nous apparaîtra plutôt comme le moment dans lequel le poète authentique, fort de la vérité de son inspiration, nous décrit l'émotion de la reunion de deux entités séparées par la vie et par la mort, à l'instant de la conquête d'un contact physique nié par le destin. A travers le pouvoir de la musique, le violon et le violoncelle, dans cette brève mesure finale, représentent les mains des amants, qui enfin se touchent, se caressent, se serrent tendrement, et ce contact sera perçu tel un amour d'une grande pureré, chargé de vérité humaine.
C'est cela que nous avons tenté de rendre au compositeur Gade, comme si nos mains se reunissaient aux siennes; car la musique n'est pas conservée sur papier: elle exige une école, un exercice constant de la pensée, pour éduquer les mains et la voix en vue d'en protéger la "décomposition", la dégradation en un objet qui risque de ne rester qu'une curiosité insolite de l'histoire.
Nous avons essayé de faire de ce disque le réceptacle affectueux du Trio de la période mure de Niels W.Gade, et si ceci pouvait être introduit par ses "Petites Nouvelles" de 1853, il fut ensuite nécessaire de choisir de conclure soit par son unique autre composition pour cette formation instrumentale - les deux mouvements sans numéro d'opus, conservés à Copenhague - soit par le seul Trio avec piano écrit par son concitoyen et ami, Peter Arnold Heise. Nous fîmes notre choix en partant du refus d'accepter l'idée que l'oeuvre complète d'un compositeur doive nécessairement comprendre aussi toutes ses esquisses, notes et fragments, s'il n'existe aucune preuve qu'il ait vraiment souhaité les rendre publiques.
D'autre part Heise nous proposait un Trio unique avec piano, écrit à Rome en 1863, publié en 1869 à Copenhague, et dédié à son ami Giovanni Sgambati (1841-1914), célèbre pianiste, directeur et compositeur, élève de Liszt.
Heise et Gade avaient également en commun le fait d'avoir étudié à Leipzig. Gade continua son apprentissage en Allemagne et s'affirma comme le successeur de Mendelssohn à la direction de la Gewandhaus, avant de retourner dans sa patrie et d'y consolider un style définitivement national, initiant au langage scandinave des auteurs pas uniquement danois, dont Edvard Grieg.
Heise préféra, au contraire, se laisser attirer par l'Italie et séjourna souvent à Rome entre 1860 et 1870, favorisé par ses conditions financières privilégiées. En Italie il produisit un nombre considérable de compositions de musique de chambre, encouragé surtout par l'amitié de Sgambati et du violoncelliste Ferdinando Forino. Ces amis sont peut-être à l'origine de la virtuosité instrumentale, de la vivacité, et du caractère ensoleillé si évidents dans ces oeuvres. Heise devint ensuite le plus grand compositeur de chansons danoises, ainsi que l'auteur de l'opéra lyrique "Drot og Marsk" ("Le Roi et le Maréchal") qui, encore aujourd'hui, compte parmi les opéras les plus célèbres de son pays. La rencontre avec la musique de Heise est toujours d'une certaine facon joyeuse, vitale et captivante: dans un style romantique, dont l'idée dominante de "grande musique" est l'élément tragique, sentimental et sublime, Heise semble se présenter comme le compositeur souriant, dont la légèreté n'est jamais superficielle ni facile. Il n'a tout simplement, n'ayant pas l'esprit tragique, jamais essayé de l'imiter. C'est pour cela qu'il écrivit en 1869 un Quintette avec clavier "dans la tonalité joyeuse de fa majeur", proposé comme "réaction" au quintette en fa mineur que Brahms avait composé en 1865, et que Heise avait jugé "atteint d'une sombre mélancolie". Ainsi sa musique, sans jamais être vaine ni banale, a toujours récompensé l'auditour du geste serein et lumineux de son amour pour le chant et pour la vie.
Je suis convaincu qu'il aurait été difficile de présenter d'une autre facon la musique romantique danoise exécutée par des musiciens italiens. L'interprétation des trois oeuvres auxquelles nous nous sommes consacrés, nous a ainsi offert une leçon d'humanité: la vérité des sentiments auxquels nous avons essayé de répondre en donnant un "corps" au son de ces deux auteurs.
Il y a encore bien d'autres choses de ces musiciens à découvrir et à étudier. Accordez-moi de privilège de vous inviter à écouter ses oeuvres avec une fantaisie toujours renouvelée. Si seulement elles pouvaient générer en vous un nouveau désir de musique, ce sera la récompense du musicien qui y a dédié sa voix.
Enfin une pensée qui nous a accompagné tout au long de la gravure de ce disque: la technologie a répondu à des critères esthétiques avec des produits qui paraissent parfaits, et l'art peut être substitué, hélas, par la beauté qui satisfait le désir de perfection. Oublier tout cela provoque une grave confusion des valeurs: la "perfection" technologique ne peut substituer la "perfection" spirituelle, puisque celle-ci ne correspond qu'à elle-meme, c'est-à-dire avec des moyens avec lesquels elle fut engendrée, et non pas avec la complexité de la vie et de la pensée. Cela dit, nous nous sommes préparés à pénétrer par deux fois dans le parcours de ces trios: une première fois en faisant sonner nos instruments, et une seconde en recomposant avec les fragments enregistrés une nouvelle pensée musicale et poétique dans le montage final.
Claudio Ronco; Venise, aôut 1995.